Flou juridique – le "no man’s land" des techniciens
Depuis 1987, la loi S 32.1 – Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma – se limitait à encadrer les conditions des artistes en général. En fait, les artistes et les interprètes bénéficient de cette reconnaissance légale qui leur permet de négocier leurs conditions de travail auprès des producteurs.
Chez les techniciens, parmi les centaines de métiers exercés, seule une quinzaine sont reconnus. Pour qu’ils soient reconnus, il faut faire la preuve de la nature artistique des métiers devant la Commission de reconnaissance des associations d’artistes et d’associations de producteurs (CRAAAP).
L’absence de statut juridique rend difficile l’établissement d’une position solide à partir de laquelle les techniciens pourraient négocier leurs conditions de travail. Malgré la succession d’associations de techniciens de l’image et du son, aucune d’elles n’avaient réussi à régler ce problème fondamental. Par conséquent, la majorité des techniciens en audiovisuel se retrouvaient dans un no man’s land juridique.
En 2005, les perspectives de carrière des techniciens paraissaient incertaines et leurs conditions de travail devaient perpétuellement être redéfinies. Leur association, la dernière en date, semblait en panne d’idées et de leadership. « Être ou ne pas être un artiste » semblait la question de l’heure. L’industrie devenait compliquée.
Pourtant, le marché des grandes productions américaines tournées au Canada se montrait prometteur. Bon an mal an, entre 180 et 220 productions étrangères sont réalisées au Canada et 90 % d’entre elles sont d’origine américaine. Ensemble, elles représentent un budget d’entre 1,5 et 1,8 milliard de dollars annuellement et elles génèrent plus de 17 000 emplois directs. Il faut cependant souligner qu’au Canada, Vancouver prend la part du lion de ces productions, Toronto et Montréal se partageant assez équitablement le reste.
Pour continuer à exercer leurs métiers de façon viable à Montréal, les techniciens devaient se repositionner sur le marché nord-américain des productions cinématographiques. Se montrer plus compétitif sur le marché nord-américain du film, c’est aussi assurer la survie de l’ensemble de l’industrie d’ici en lui donnant des assises économiques.
Les lois... facile d’en perdre son 32
Plusieurs lois touchent aux statuts professionnels des gens de notre industrie. Historiquement, tout a commencé avec la Loi sur le statut de l’artiste. En fait, il en existe deux : la Loi canadienne sur le statut de l’artiste et la Loi sur le statut de l’artiste du Québec. Pour nos fins, nous discuterons de la législation québécoise.
Au Québec, lorsqu’on parle de la Loi sur le statut de l’artiste, on désigne deux lois : la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature, et sur leurs contrats avec les diffuseurs (L.R.Q., chapitre S-32.01) et la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma (L.R.Q., chapitre S-32.1).
C’est cette dernière - la Loi S-32.1 - dont il est question ici, et qui a été modifiée en 2009 par - ô coïncidence - le Projet de loi 32.
Une petite révolution
En résumé, deux questions demeurent :
· Comment mettre fin au flou juridique afin de se donner une base de négociation?
· Comment se repositionner sur le marché nord-américain afin de se donner une base économique?
Pourquoi ne pas former un vrai syndicat et s’adresser à la Commission des relations de travail (CRT) pour représenter les techniciens à être embauchés sur les productions cinématographiques américaines tournées au Québec?
Fini d’attendre que le gouvernement reconnaisse une quelconque nature artistique à notre travail. Les techniciens du cinéma se transforment en travailleurs du cinéma et ils se donnent les moyens de vraiment négocier. La reconnaissance artistique sera celle que nous donnent nos collègues.
Ensuite, afin de favoriser la venue de grandes productions américaines, pourquoi ne pas s’affilier à IATSE Internationale – qui possède déjà des ententes avec les majors afin de profiter de sa notoriété, de ses outils de négociation et de son expérience des relations de travail ?
C’est ainsi qu’en 2005, IATSE 514 a vu le jour. Que de remous ! « Invasion américaine », diront les dirigeants de l’association existante, créée l’année précédente.
Soyons clairs. Ce nouveau syndicat est né de la volonté de techniciens québécois qui souhaitaient mettre fin à leur flou juridique et favoriser la venue des majors américains au Québec en s’affiliant à la plus importante centrale syndicale de leur industrie. Prétendre qu’il s’agit d’une « prise de contrôle hostile du territoire québécois par les Américains » est tout simplement le contraire de la vérité.
Cinq mois après sa création, IATSE 514 ...
Cinq mois après sa création, IATSE 514 compte déjà quelque 800 membres. Ce chiffre confirme la volonté de changement des techniciens et valide la vision nord-américaine des fondateurs d’IATSE 514.
Moins d’un an plus tard, IATSE 514 se mettait réellement en marche et l’AQTIS, créée un an plus tôt, allait s’opposer. Il s’en suivit un conflit difficile que personne ne veut revivre. En voici les grandes étapes :
· Été 2006 : Venue de Spiderwick Chronicles et dépôt d’une requête en accréditation d’IATSE 514 en vertu du Code du travail du Québec pour représenter les techniciens sur cette production.
· Été 2006 : Contestations par l’AQTIS et l’APFTQ des requêtes en accréditation faites par IATSE 514 auprès de la Commission des relations de travail (CRT). L’AQTIS et l’APFTQ interviendront auprès de la CRAAAP et de la Cour supérieure. Ces démarches amènent un climat d’instabilité, au point où les productions américaines ne veulent plus venir tourner au Québec.
· Février 2007 : Nomination du médiateur Gilles Charland, alors secrétaire associé aux projets spéciaux du ministère du Conseil du trésor, par la ministre Line Beauchamp et création d’un comité de travail.
· 24 février 2007 : Signature d’une entente entre IATSE 514 et l’AQTIS statuant principalement sur le partage de juridiction pour les productions américaines ayant annoncé leurs arrivées pour le printemps. L’APFTQ paraphe l’entente et confirme la suspension de toute procédure légale. Un calme relatif s’établit entre les parties.
· 15 octobre 2007 : Prolongement de l’entente du 24 février.
· 14 mai 2008 : Signature d’une deuxième entente beaucoup plus large, définissant les secteurs de juridiction et contenant d’autres dispositions en regard des conditions socio-économiques des travailleurs.
· 15 mai 2008 : Dépôt du projet de loi 90 à l’Assemblée nationale puis abandonné à la suite du déclenchement des élections à l’automne 2008.
· 24 septembre 2008 : Signature de la troisième et dernière entente. Celle-ci reprend les principaux points de la précédente et a pour échéance le 30 juin 2009.
· 1er avril 2009 : dépôt du projet de loi 32 à l’Assemblée nationale par la ministre Christine St-Pierre du Ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine.
· 4 juin 2009 : Commission parlementaire pour l’étude du projet de loi 32. IATSE 514 présentent son mémoire avec l’appui de Michel Arsenault, président de la FTQ.
· 18 juin 2009 : La ministre de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, Mme Christine St-Pierre, annonce l’adoption de la Loi modifiant la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma.
Ce que signifie l’adoption de la loi
1. Redéfinition des secteurs de négociation et de la portée des reconnaissances syndicales dans l’industrie des productions audiovisuelles
Les deux associations syndicales se partagent quatre secteurs de négociation en fonction du genre et de la valeur en argent des productions qui sont tournées au Québec.
IATSE 514 est reconnue pour les productions des huit grands studios américains et de leurs compagnies affiliées ainsi que pour les productions américaines tournées par des indépendants dont le budget est supérieur à 31 M$ (35 M$ depuis 2012).
L’AQTIS est reconnue pour les autres productions, soit les films étrangers autres qu’américains, les tournages domestiques ainsi que pour les productions américaines tournées par des indépendants ayant un budget inférieur à 31 M$ (35 M$ depuis 2012).
2. Extension du champ d’application de la Loi sur le statut de l’artiste aux techniciens et artisans qui participent aux productions audiovisuelles
Avant l’adoption de la Loi, 18 fonctions de techniciens, sur les plateaux de tournage, répondaient à la définition d’artiste, au sens de cette loi. L’adoption du projet de loi permet l’élargissement des fonctions, de telle sorte que plus d’artisans et de techniciens pourront dorénavant être représentés par IATSE ou l’AQTIS et bénéficier des avantages d’une entente collective négociée en vertu de la Loi.
3. Abolition de la CRAAAP et transfert de ses principales fonctions à la CRT
La Loi abolit la CRAAAP et transfère ses fonctions d’adjudication, notamment en matière de reconnaissance et de définition des secteurs de négociation, à la CRT. Cette réforme concerne tous les domaines de production artistique visés par les deux lois sur le statut de l’artiste (S-32.1 et S-32.01).
La paix syndicale
Avec cette nouvelle loi est revenue la paix syndicale qui a permis d’accueillir au Québec un nombre sans précédent de grandes productions américaines, procurer des emplois aux professionnels du cinéma et générer des retombées pour l’ensemble de l’économie.
L’industrie de l’audiovisuel du Québec doit reposer sur des fondements plus économiques que politiques. Ce qui signifie :
· Offrir aux producteurs un soutien fiscal capable de rivaliser avec les autres centres de production cinématographique;
· Posséder des infrastructures et des services à des prix compétitifs;
· Avoir localement une main-d’œuvre compétente;
· Et avoir une paix syndicale durable.
L'entente de septembre 2008 ne pouvait pas tout régler et l'arrivée d'un nouveau syndicat québécois affilié à une grande centrale syndicale nord-américaine allait sans doute créer des remous. Le 27 août 2010, avec le soutien d'un médiateur nommé par la ministre de la Culture, des Communications et de la Condition féminine de l'époque, IATSE 514 signe une entente de médiation avec l'AQTIS. Cette entente a permis le retour à la paix syndicale.
En résumé, l'entente de médiation établit les conditions suivantes :
· Les techniciens et techniciennes seront toujours libres d'adhérer à l'une ou l'autre des organisations, ou même les deux:
· Les membres qui choisissent la double allégeance — ET qui occupent un poste d'administrateur ou d'employé de l'une des organisations — s'abstiendront de participer aux assemblées délibérantes de l'autre organisation;
· Les parties s'engagent à éviter toute escalade de propos injurieux ou offensants.
Vous pouvez consulter le rapport de médiation en cliquant ce lien : Rapport de médiation du 27 août 2010